The Duke
Proposition : A la manière des auteur.e.s de "Petite Brocante Intime" (1999), faire la fiche technique d'un objet familier puis écrire un récit-souvenir autour de celui-ci.
Fiche technique du piano droit de Maman
De fabrication coréenne ce piano droit est un piano tout ce qu'il y a de plus classique... De 88 touches, il est entièrement laqué noir à l'exception bien sûr des touches blanches... Côté dimensions : 154 centimètres de large, 122 centimètres de haut. Il comporte trois pédales dont une sourdine qui actionne un feutre de bonne facture permettant de conserver un son équilibré qui ne réveillera ni vos enfants ni vos voisins. Un simple porte-partitions à charnières dorées vous permettra de poser n'importe quels ouvrages même les plus lourds. L'accès aux cordes se fait par la planche supérieure à charnières également. Bien qu'aux contours droits et sans courbes, l'aspect laqué assure à l'instrument un design moderne et intemporel. Une clé à la couleur des charnières vous permettra de refermer le piano sur les touches et de préserver ces dernières de la poussière et des personnes indélicates ou aux talents de pianiste incertains.
Brahms, l'automne et la soupe de potiron
Mon cahier de texte est ouvert sur la semaine en cours à côté de mon exercice de vocabulaire. Il ne me reste plus que ça pour descendre rejoindre maman dans la cuisine. Le crépuscule touche à sa fin, le lampadaire sur le trottoir d'en face éclaire les dernières feuilles mortes qui tombent délicatement sur le sol. C'est distrayant mais je me remets au travail. A l'étage du dessous je perçois quelques bruits de casseroles et de couteaux. Mon frère dans sa partie de notre chambre bouquine, il a terminé ses devoirs. Il ne me reste plus que trois mots à relier à leurs définitions.
"Nostalgie" ? Quel drôle de mot ! Je l'aurais bien relié à "Fréquence programmée en numéro 2 après France Info sur l'autoradio de Maman" mais cette définition n'y est pas...
Après un instant à réfléchir la voix de ma mère du bas des escaliers interrompt mes pensées :
- Ça va les enfants ?
Nous répondons de concert par l'affirmative.
- Vous avez fini vos devoirs ?
Nous répondons de concert par l'affirmative...
- Alors vous pouvez descendre, nous allons allumer un feu.
Aussitôt nous voici mon frère et moi en haut de l'escalier à nous bagarrer pour savoir qui sera le premier à l'emprunter, il trouve un compromis :
- Je te laisse faire les boules de journal et gratter l'allumette mais c'est moi qui allume le feu.
Je suis d'accord, je passe devant.
L'odeur qui envahit le rez-de-chaussée, je la connais bien, je pourrais réciter la recette. Pour le moment ça sent l'oignon et très subtilement le potiron qui a certainement été détaillé en cube. Quand on entre dans le salon Maman a installé un petit foyer de brindilles au centre de la cheminée, elle me tend le journal, j'en froisse cinq-six pages et les dispose sous et sur les brindilles. Ma mère installe ensuite de belles et fines buches de notre ancien cerisier. Je gratte ensuite l'allumette qui s'embrase et la tends à mon frère qui allume chacune des boules de journal. La magie opère, les brindilles crépitent et nos yeux brillent de milles feux, en fin techniquement d'un seul... Un des morceaux de journal noircit à toute allure gangréné par les flammes, une grosse pièce de cendre prise par un léger flux d'air disparait alors dans le conduit.
On est absorbé par le spectacle lorsque Maman, comme à son habitude quand une soupe est en préparation, s'installe au piano.
Ce soir elle retravaille un passage d'une oeuvre de Brahms dont j'ai oublié le nom. Mon frère et moi accroupis à un bon mètre de la cheminée ne faisons qu'écouter et observer, hypnotisés par les lumières chaudes des flammes et les notes délicates du piano.
Le mixeur-plongeur dans un quart d'heure nous extirpera de ce moment délicieux pour le bonheur de nos papilles.
Cogitograf, 21 nov 2018